Gravure L'illustration : Le Regina Coeli
REGINA COELI, trois-mats construit et francisé à Nantes, le 28 octobre 1855. Il jauge 429 tonneaux et 35/100. Il est armé au grand cabotage par un armateur nantais, Alexandre Viot.
Le Regina Coeli
Le 29 août 1857, le Regina Coeli quitte le port de Saint-Nazaire en direction de Gorée, où il embarque un agent d'émigration. Dans un premier temps, il se dirige vers le cap Grand Monte (au nord de la côte du Liberia), où il envisage de débuter ses opérations de troc. Alors que l'état misérable de la colonie l'incite à "continuer la route vers le sud de la côte", les représentants de l'administration civile et militaire "me persuadèrent qu'en restant dans leurs États je me procurerais mon entier chargement dans de bonnes conditions". Le 9 avril 1858, le Régina Coeli, mouille au large du cap Grand Monte, au Libéria. Il a à son bord plus de 400 émigrants, travailleurs engagés, achetés le long des côtes du Libéria. Le capitaine Simon est à terre pour mettre au point les derniers préparatifs avant de lever l'ancre pour l'île de la Réunion, où doivent aller travailler ces émigrants. Depuis la côte, il entend des coups de feu : une rixe à bord a dégénéré entre l'équipage et les émigrants.
Tout a commencé lorsque le maître coq, a repoussé violemment, à l'aide d'un nerf de boeuf, un émigrant qui s'était introduit dans la cambuse pour cuire des bananes. Alertés par les cris, d'autres émigrants se sont précipités pour le défendre. Alors, s'emparant de deux couteaux, le cuisinier force les émigrants à reculer, et en blesse mortellement deux, avant d'appeler à l'aide. En quelques instants l'équipage mais aussi les émigrants accourent, se saisissant de tout ce qu'ils peuvent trouver sur leur chemin, barres de fer, cordages...
Le carré des officiers est envahi par un groupe d'hommes qui s'empare des armes. En peu de temps, onze marins et officiers sont tués. Un seul survit, sauvé par les émigrants à qui il a porté secours à leur arrivée à bord, le médecin Eugène Ollivier des Brûlais. C'est par son témoignage écrit que nous connaissons la suite de l'histoire.
Les émigrants décident de lever l'ancre : mais on n'apprend pas à maitriser pareil navire en un clin d'œil, et c'est vers la côte qu'ils se dirigent, échappant à l'échouage par le réflexe de l'un d'eux qui mouille à nouveau l'ancre qu'ils viennent de lever ! Deux jours plus tard, un navire américain accoste le Regina Coeli. Son équipage parvient à extraire le médecin de sa prison flottante. Les réserves d'alcool sont vite asséchées.
Carte du Liberia
Après une semaine à l'ancre, le trois-mâts français est finalement escorté par un navire britannique, le vapeur Ethiope, jusqu'au port de Monrovia. Les émigrants sont libérés, mais le capitaine britannique considérant le Regina Coeli comme une prise de mer, se refuse à le restituer au capitaine Simon. guerre. Il faudra une cannonière française pour que le capitaine Simon puisse le récupérer.
Matricule du capitaine Simon
Après des réparations de fortune, le Regina Coeli rentre finalement à Saint-nazaire, son port d'attache, le 9 juillet 1858, avant que le capitaine et l'armateur ne demandent réparation à la Grande-bretagne, mais aussi à la France, pour les pertes financières et matérielles subies.
Quelles sont les circonstances de cette révolte ? Le temps d'achever les préparatifs pour le voyage en direction de l'île de la Réunion (réparations, avitaillement, signature des contrats, surveillance médicale) les engagés sont répartis entre le navire (271) et des baraquements à terre (188). Après les explications de nos lois coloniales, l'engagé se rend à bord et y reste huit jours. Ce temps écoulé, on renouvelle à l'engagé les explications des conditions et des lois coloniales. S'il accepte, son contrat est dressé et il le signe, ou, faute de savoir signer, met une croix en présence de quatre témoins.
Les émigrants du Regina Coeli étaient ainsi engagés pour dix ans, à 3 dollars par mois plus la nourriture, deux rechanges par an de vêtements et les soins médicaux. A bord du navire, certains émigrants dits libres se trouvaient pourtant menottés et enchaînés. Malgré les protestations du capitaine Simon, la France n'a finalement pas démenti cette accusation lancée par les Britanniques, y voyant de "simples moyens de discipline à l'égard de quelques mutins".
Dans son journal de bord, en date du 9 avril 1858, à 10 heures du matin, le médecin des Brûlais, note cette conversation entre le capitaine Simon et son second, Laidet : "Depuis quelques jours les Noirs sont d'une gaité qui m'inquiète". Et Laidet le rassure : "Je ne les crains pas, je sais bien les maîtriser" Peu après cette conversation, le capitaine Simon se rend à terre pour superviser la réparation d'un canot. Et c'est aux environs de midi, alors qu'il est dans le carré des officiers, consultant des livres de médecine pour dresser un bilan des maladies dont les émigrants sont atteints, que des Brûlais entend des cris en provenance de la cambuse.
"La Regina-Coeli, qui est ancrée depuis quelques jours aux quais du bassin de Saint-Nazaire. En voyant ce bâtiment, témoin de scènes si horribles, arrosé de tant de sang, le cœur se serre de tristesse.
Deux jeunes nègres, gardiens du bord, vous reçoivent à l'échelle d'embarquement et font l'office de cicerones. Ce sont deux matelots qui ont, comme par miracle, échappé au carnage. L'un est de Saint-Pierre (Martinique], l'autre de je ne sais plus quelle colonie française.
Un jeune charpentier, aux traits maladifs, qui accusent les horribles émotions du voyage et la souffrance d'un retour pénible, nous disait, avec des larmes dans les yeux, les circonstances heureuses qui l'avaient sauvé de cette Saint-Barthélemy. Il était à terre à radouber le canot du capitaine Simon. Ce jeune charpentier est de Chantenay, et revenait hier au soir embrasser sa famille, qui le croyait à jamais perdu.
La cuisine, qui renferme un appareil distillaloire, est dans un désordre impossible à décrire : plus de portes, plus d'abri. On sait que c'est la que la première scène de ce drame maritime s'est passée au mois d'avril dernier. Les sabords portent encore des traces de sang.
Dans la mâture, ces mêmes taches se reproduisent plus nombreuses, plus évidentes; ce sont comme des attestations vivantes de ces luttes terribles où les victimes, pour échapper à la mort, couraient d'un cordage, d'une vergue à l'autre.
Mais c'est dans le carré des officiers que cet horrible drame se traduit en caractères plus évidents, plus palpables encore, s'il est possible. Les panneaux de la porte qui fermait la chambre de M. des Brûlais sont défoncés, la hache y a marqué ses empreintes, les montans sont comme hachés et accusent la rage de ces monstres avides de sang. Toutes les portes de la salle à manger portent de pareilles empreintes. Ils ont emporté les boutons de cristal pour se les attacher au cou : c'est pour eux un talisman vénéré, un préservatif.
Dans l'entrepont, de grands lits de camp, sorte d'étagères, servaient à coucher les émigrants ; au milieu était un petit endroit fermé d'un treillage en fer, c'est là qu'étaient placés les enfants. Tout est encore dans l'état où étaient les choses après l'épouvantable drame d'avril dernier, rien n'est changé ; aussi on comprend aisément l'émotion qui saisit les visiteurs nombreux qui viennent en foule donner des marques de sympathie au brave capitaine Simon.
Engagé sur un voilier à destination de la Reunionj
Gouvernants, diplomates, juges, lords, sénateurs et philanthropes d'Angleterre, de France, des États-Unis et du tout jeune État du Liberia, sans oublier des chefferies et royautés africaines, tous vont prendre prétexte de l'affaire du Regina Coeli pour dénoncer une situation ou un agissement inadmissible.
La Grande Bretagne avait aboli la traite en 1807, et l'esclavage en 1833. La France avait aboli la traite en 1815, puis l'esclavage en 1848. Cela avait entraîné de grands déséquilibres là où les économies reposaient essentiellement sur la main d'oeuvre gratuite, déséquilibre que s'efforçaient de combler les employeurs en créant l'engagisme, soit un contrat d'au moins six ans, qui n'a de différent avec l'esclavage qu'un petit salaire, le reste étant déjà constitutif de l'esclavage : logement, nourriture et soins. L'affaire avait été légalisée par le gouvernement français dès 1852, pour fournir une main d'oeuvre à ses colonies des Antilles, de Guyane et de l'océan indien. Les eaux du golfe de Guinée étaient alors bien troubles, entre les marines nationales qui pourchassaient les trafiquants d'esclaves, et les navires qui continuaient ce trafic sous un autre nom, avec la bénédiction de leur pays.
La révolte du Regina Coeli témoigne de ces temps où l'engagisme tentait de succéder à l'esclavagisme. Elle met en lumière les connexions nouvelles qui tentent de s'établir, à l'échelle mondiale, entre des politiques impériales cherchant à relever le défi de besoins persistants en main-d'oeuvre et marchés nouveaux. Quant aux tensions provoquées par ce colonialisme post-esclavagiste elles ne disparaissent pas avec la révolte du Regina Coeli : ainsi, en octobre 1858, le Charles-Georges, autre navire français chargé de travailleurs engagés, est arraisonné par la marine portugaise et conduit à Lisbonne pour traite déguisée. Cette affaire, succédant de peu à celle du Regina Coeli, suffira pour convaincre Napoléon III d'interdire l'émigration africaine en 1859.
La situation de ces engagés était en tous points identique à celle des Indiens, Népalais, Bengalis qui, aujourd'hui, construisent pour les Émirats Arabes Unis, Fédération de Russie, Bahrein, Abu Dhabi, Dubaï etc…
Alexandre Viot (1803-1889), fils du négociant Alexandre Viot (1770-1837) et de Marguerite Mayaud, il est né le 3 juillet 1803 à Tours. Établi à Nantes en 1823, il débute dans la maison d'armement Bonamy-Delaville, avant de créer son affaire en 1827. Il est associé à Émile Hocmard jusqu'en 1864. Ses navires chargent du sel à Cadix et des mules à Montevideo, et reviennent avec du sucre de La Réunion, de l'Île Maurice, de Batavia et de Mayotte. En 1876, il devient seul gérant de la Compagnie des Comores.
Alexandre Viot
En 1834, il épouse Zoé Houdet, fille de l'armateur Jacques Houdet et de Louise Massion. Il est le père du Henri Viot (1840-1871), d'Alexandre Viot (1842-1921) et d'Albert Viot (1844-1939), ainsi que le beau-père de Léon Ollivier-Mairy, d'Ernest Drouault et de Charles Gaschignard.
Fervent catholique, il est membre de la Compagnie du Saint-Sacrement. Il meurt le 17 novembre 1889 dans son château du Grand Carcouët, qu'il avait acquis en 1847.
L'engagisme a été pratiqué à La Réunion pendant une longue période entre le deuxième quart du xixe siècle et le deuxième quart du xxe siècle. Établi avant l'abolition de l'esclavage dans la colonie (en décembre 1848), il s'est surtout développé après celle-ci, en particulier à compter des années 1860. Quelques années avant l'abolition et surtout après la période esclavagiste la colonie "engage" des milliers de personnes en provenance d'Inde, d'Afrique, de Madagascar, des Comores, de Chine, d'Australie, d'Europe. L'engagisme consiste à proposer à des travailleurs étrangers à la colonie, un contrat de travail d'une durée de 5 ans renouvelable. L'engagé est alors au service d'un engagiste, généralement propriétaire terrien.