Le croiseur cuirassé Edgar-Quinet dans sa version originale avec ses six cheminées
La dernière classe de croiseur cuirassé français dans la marine française fut la classe Edgar Quinet. Elle résultait du développement du Ernest Renan. La ceinture de blindage de 90 à 170 mm allait de 1.40 m sous la flottaison à 2.30 m au-dessus. Le pont supérieur avait un blindage de 20 à 34 mm et le pont inférieur de 45 à 65 mm. Les tourelles d'artillerie étaient protégées par un blindage de 150 mm.
L'EDGAR-QUINET (1) était un croiseur cuirassé, lancé le 21 septembre 1907, à l'Arsenal de Brest de 158.20 mètres de long, 21.50 mètres de maître-bau et d'un tirant d'eau de 8.30 mètres. Son déplacement était de 13.650 tonnes. Propulsé par 3 machines à vapeur, alimentées par 40 chaudières Niclausse, il développait une puissance 36.000 C.V., lui assurant une vitesse de 23 nœuds.
Son armement était impressionnant 14 canons de 194 mm, (mod.1902), 20 canons de 65 mm, 8 canons de 47 mm et 2 lance-torpilles de 450 mm. Son rayon d'action atteignait 11.000 milles à 10 noeuds. L'équipage variait de 859 à 892 hommes (officiers, officiers mariniers, quartiers maîtres et matelots).
Le croiseur école Edgar-Quinet dans sa derniere version avec ses quatre cheminées (Photo Jean Lassaque)
L'Edgar Quinet est affecté à la 1° division légère en Méditerranée de 1912 à 1919. Durant la première guerre mondiale, il est en opération de blocus sur le canal d'Otrante en 1914, puis au Monténégro et Tunisie en 1915. En 1916, il participe à l'occupation de Corfou (2), puis à l'évacuation de l'armée serbe. Il est basé à Malte à la fin du conflit.
En 1920, il devient le navire-amiral de la 1° division légère, formée avec le Waldeck-Rousseau et l'Ernest Renan. En 1922, il est mis en réserve à Toulon et il devient navire école d'application en remplacement du Jeanne d'Arc.
Transformé en coiseur-école en 1929, des chaudières ont été débarquées afin de récupérer dans les entreponts, à la place des conduits de cheminées, de quoi installer des locaux supplémentaires (chambres d'officiers-élèves, salles de cours, etc). Il passe donc de six cheminées à quatre.
Il était 2 heures de l’après-midi, ce jour du 4 janvier 1930. Le croiseur Edgar-Quinet accomplissait des exercices d'école de pilotage et des manoeuvres d'attaque avec le torpilleur Enseigne-Roux, ce qui explique sa position si proche de la côte. Le vaisseau école filait à une allure de 12 noeuds. En arrivant près du cap Blanc, à hauteur de la roche aux moules, un choc violent se produisit et l’avant se souleva légèrement. L'Edgar-Quinet continua sa course, puis s'arrêta brusquement. Surpris, les matelots montèrent, en hâte, sur les ponts.
Le commandant Benoist, qui se trouvait a son poste de commandement, comprenant le danger que courait le bâtiment, ordonna de sonner immédiatement le "regagnez les postes de sécurité ". Tous les hommes se rendirent aux endroits désignés dans un ordre admirable. C'est le torpilleur Enseigne-Roux (3) qui a porté les premiers secours au croiseur. Le torpilleur Enseigne-Roux qui suivait l’Edgar-Quinet à un quart d'heure de distance pour simuler une manoeuvre d'attaque, averti par un S.O. S., força sa marche et arriva sur les lieux de l'accident quelques instants après. Toutes les embarcations du croiseur et du torpilleur furent mises â la mer et le transbordement s'effectua très rapidement. Quatre cents officiers et marins prirent place sur l'Enseigne-Roux qui filait à toute vapeur sur Oran. Le reste de l'équipage débarquait ensuite à la défense mobile pour être réparti entre la caserne du Château-Neuf, l'Hôpital militaire et le Centre des flottilles.
Une centaine d'hommes sont restés à bord pour aider aux opérations de transbordement. On sait que le vice-amiral Bouis, commandant de la Marine en Algérie, tint à diriger lui-même les opérations de sauvetage et réussit à débarquer la petite artillerie et tout le matériel délicat du croiseur. Nul doute que, si le temps se fût maintenu au beau, l'amiral Bouis n'eût réussi à sauver la grosse artillerie et peut-être le croiseur lui-même. Le 4 Janvier, les scaphandriers vérifiant la coque du navire et constatent une déchirure de 15 mètres. L'eau a envahie la chaufferie et l'Edgar-Quinet s’est légèrement enfoncé par l'arrière. Il pose sur un fond de rochers et de sable.
L'accident s'est produit exactement à 1.100 mètres au Nord-Ouest du cap Blanc, près des rochers aux moules, à 4 kilomètres de l'île Plane. D'après les renseignements que nous avons pu recueillir, le bâtiment repose sur un rocher qui n'est pas indiqué sur la carte marine, laquelle mentionne à cet endroit des fonds de 22 mètres. Le choc a produit â la coque tribord une large déchirure de 15 mètres. L'Edgar-Quinet reste suspendu sur le rocher, flottant par l'avant et l'arrière sur un fond de 30 mètres.
Le naufrage de l'Edgar-Quinet (World Wild Press) |
Le remorqueur de François Baroni (photo de M. Roger Baroni) |
" II était environ 10 heures du matin. Nous avions passé au large d'Oran et de Mers-el-Kébir. On marchait très doucement pour se livrer à des exercices combinés avec L'Enseigne-Roux, qui évoluait tantôt â l'avant, tantôt â l'arrière. Après déjeuner, nous doublions le cap Falcon et l'ordre était donné d'accélérer l'allure qui de six noeuds était portée à douze. C'est alor3 que nous abordâmes l'endroit dangereux du cap Blanc. L'horloge du bord marquait 13 h. 30. La mer était d'un calme absolu ; pas de bruine du côté de la terre. Le vent ne soufflait pas. Tout a coup, un grand choc, suivit d'un second, puis d'un troisième beaucoup plus atténué. Le cuirassé Le cuirassé est ébranlé de la poupe à la proue. Il gîte fortement à tribord, revient a peu prés à sa position normale, puis s'incline encore légèrement à tribord. Il s'arrête dans sa marche après avoir raclé un fond de rocher. Les vieux loups de mer dont nous sommes plusieurs à bord, comprenons que le Quinet est au sec. Nous ne nous affolons pas. A mes côtés, au moment de l'accident, j'aperçois les musiciens du bord qui répètent un morceau. Ils sont une quinzaine. Leur chef, qui a entendu le clairon, leur ordonne de courir à leur poste de sécurité et c'est avec leurs instruments sous le bras qu'ils obéissent â l'ordre donné et qu'ils se dirigent vers l'endroit qui leur a été assigné. A mon tour. Je traverse en courant les ruelles n° 2 et n° 3. Je me dirige vers mes hommes ; ils ont entendu eux aussi la sonnerie d'alarme et sont à la sécurité Si vous aviez vu avec quel courage chacun a rejoint son poste. Tenez, un exemple entre mille : Quand la sonnerie a retenti, les hommes logeant aux étages inférieurs du navire se sont engouffrés dans leurs quartiers sans savoir s'ils remonteraient vivants. A ce moment, l'eau avait déjà envahi la pontée avant du Quinet et la chaufferie. Les actes de courage ont été innombrables. Tous les officiers et marins ont agi en la circonstance avec un sang-froid admirable".
La commission d'enquête fonctionnant à Oran et présidée par l'amiral Traub, a terminé ses travaux. Ceux-ci viennent d'établir de façon catégorique que le commandant de l’Edgar-Quinet, le capitaine de vaisseau Benoist, n'est en quoi que ce soit responsable de la perte de son navire. La carte marine de la zone où naviguait le croiseur, qui mentionne les fonds d'Arzez au cap Frejolo, a été levée en 1873 par le capitaine de Egouchez, du bureau des longitudes commandant le Narval. Cette carte a été éditée en 1876. A l'endroit même où l’Edgar-Quinet s'est échoué, à 6 milles 105 du feu d'Habibas, elle accuse des fonds de 32 et 28 mètres, signale au nord les roches des Moules et des fonds douteux, mais est muette sur le haut fond qui fut fatal à l’Edgar-Quinet. D'autre part, les instructions nautiques, qui datent de 1919, ne portent aucune indication sur ce point. Le commandant Benoist n'a donc commis aucune faute et le conseil de guerre maritime qui se réunira à Toulon pour le juger selon la loi ne pourra que prononcer son acquittement.
Le 29 décembre dernier, le croiseur Edgar-Quinet, bâtiment école d'application des futurs officiers de marine, arrivait à Alger sous le commandement de M. le capitaine de vaisseau Benoist, après avoir effectué en Méditerranée une croisière d'environ deux mois, constituant la première partie de sa campagne annuelle d'instruction.
Le 3 janvier, il reprenait la mer à destination de Casablanca et stoppait le lendemain matin au large des jetées d'Oran pour la relève du groupe d'officiers élèves embarqués sur le torpilleur d'escadre Enseigne-Roux, qui lui avait été attaché comme annexe dans cette partie de son itinéraire. Ce petit bâtiment devait le rallier vers 14 heures, après s'être ravitaillé en mazout à l'intérieur du port.
Pour utiliser au mieux le temps dont il disposait jusque là, le commandant Benoist fit exécuter, de 10 h. 30 à 11 h. 30, un exercice de prise d'alignements, en baie de Mers-el-Kébir, puis traça sur la carte les routes à suivre au cours d'un exercice de navigation cotière à la vitesse de 10 noeuds.
Il ne quitta la passerelle qu'entre midi 15 et midi 25, après avoir indiqué au lieutenant de vaisseau Demotes-Mainard, qui avait pris le quart à midi, comment il avait tenu compte dans le tracé de ces routes des quelques dangers à éviter, notamment d'un haut fond de 12 mètres à l'Est des Roches des Moules.
Après avoir doublé le cap Falcon, la pointe Corales et le cap Lindess, le bâtiment, conformément aux ordres du commandant, devait passer entre ces roches et le cap Blanc, dont elles sont séparées par un chenal large de 1.500 mètres environ, où les cartes accusaient alors des profondeurs, toutes supérieures à 27 mètres.
Le dernier changement de route, pour donner dans ce passage, eut lieu à 13 h. 43. Un point porté immédiatement après, par relèvements, plaçait le bâtiment sur la route prescrite, mais l'officier de quart, s'estimant un peu plus sur la gauche, en fit prendre rapidement un autre et, en attendant qu'il fut tracé, ordonna, par mesure de prudence, de gouverner légèrement plus à droite.
Cet ordre n'était pas encore exécuté que de violentes secousses, ébranlant l'avant du navire, furent ressenties sur la passerelle. Croyant qu'une des ancres venait de se dessaisir- et de tomber à la mer, M. Demotes-Mainard stoppa immédiatement, puis comprenant que le bateau venait de rencontrer un obstacle ou une épave, mit en arrière à toute vitesse, en ordonnant au clairon de sonner la fermeture des portes étanches et le rappel aux postes de sécurité.
Le commandant Benoist était déjà rendu sur la passerelle. Il fait stopper les machines et procéder à la très qu'il venait de repérer. Les marnent ainsi qu'à des sondages qui lui indiquent que bien qu'aucun danger ne figurait sur la carte à cet endroit, son navire était échoué à la hauteur de la passerelle sur une roche de peu d'étendue couverte de 7 à 8 mètres d'eau seulement, alors que son tirant d'eau arrière était de 8 m. 50 environ. Il ne lui parut donc pas impossible à première vue de se dégager de cet écueil et de se rapprocher d'une plage de sable distante d'environ 1.500 mètres qu’il venait de repérer. Les machines se révélant incapables d'arracher le bâtiment à l'emprise de la roche, il se décide à essayer de l'y maintenir en état de flottabilité jusqu'à l'arrivée de secours qu'il demande immédiatement par T. S. F.
Oran, Bizerte, Toulon, Gibraltar même, alertés et invités à diriger d'urgence sur les lieux leurs bâtiments de sauvetage les plus puissants pendants que l'on met en oeuvre les organes d'épuisement du bord. Ceux dont on doit le plus attendre consistent en trois turbines électriques de 1.100 tonnes chacune, mais les dynamos qui les actionnent sont concentrées dans un compartiment qui sera malheureusement envahi bientôt par l'eau s'engouffrant à travers la brèche ouverte dans le fond du navire, brèche trop considérable pour que l'on songe à l'aveugler par les seuls moyens dont on dispose.
Les remorqueurs expédiés d'Oran à une trentaine de milles de là arrivent naturellement les premiers, mais leurs appareils de pompage sont manifestement insuffisants eux aussi et la mer calme, jusque-là, commence à grossir fâcheusement. Le mauvais temps qui s'établit et régnera désormais sans presque discontinuer retarde l'arrivée des secours annoncés et contrarie les opérations de sauvetage dont M. le Vice-Amiral Bouis, commandant de la marine d'Algérie, a pris la direction dès le 5, vers 11 heures du matin par ordre du ministère. Elles doivent être complètement interrompues du 5 au soir à la matinée du 7 où la position du bâtiment est reconnue désespérée.
Dans la soirée du 8, sa rupture était imminente, car il fatigue déjà beaucoup et une tempête de Nord-Ouest est annoncée. On l'évacué définitivement et à 21 h. 30, il se casse à la hauteur des tourelles milieu, sa partie avant noyée jusqu'aux écubiers restant accrochée à l'écueil, tandis que l'arrière disparaît par 30 mètres de fond.
La carte utilisée par le commandant et l'officier de quart de l’Edgar-Quinet pour leur navigation dans les parages du cap Blanc dans la journée du 4 janvier, est une carte au 100.000e portant le numéro 3483 de nomenclature. Elle fait partie du levé général de la côte nord d'Afrique, exécuté par une mission hydrographique sous les ordres de M. le contre-amiral Mouchez entre 1867 et 1877, époque où on ne disposait pas encore des moyens utilisés actuellement pour la recherche des roches isolées du genre de celle sur laquelle s'est perdu l’Edgar-Quinet. Une révision de ce levé a bien eu lieu en 1925 et 1926, mais l'insignifiance des résultats obtenus en regard des effectifs et des dépenses qu'elle nécessitait la fit suspendre provisoirement sans qu'elle eut été poussée à l'ouest d'Oran.
Il convient toutefois de noter que l'exemplaire de la carte incriminée était de la dernière édition faite en 1899, qu'il était à jour de toutes les corrections officielles et que la dernière qu'il portait ne datait que de 1929. Contrairement à certains bruits qui ont couru, la roche qui a causé la catastrophe ne figurait pas non plus sur les cartes anglaises, où elle n'a été portée que le 22 février 1930, soit un mois et demi après qu'elle se fut produite, ainsi qu'en fait foi l'avis aux navigateurs n° 286 de l'amirauté britannique.
Si par ailleurs, certains pêcheurs et patrons au cabotage et au bornage de la région oranaise connaissaient l'existence de cette roche, ils n'en avaient jamais parlé à personne en dehors du milieu très fermé auquel ils appartiennent, milieu n'utilisant jamais de cartes marines et où l'on ignorait naturellement que le danger qu'elle constituait n'y était pas signalé.
Cette lacune cartographique est-elle l'unique cause du sinistre? Doit-on, au contraire, l'imputer en partie à la façon dont le commandant Benoist pratiquait d'ordinaire la navigation à proximité des côtes en les longeant, comme il a été dit également, de beaucoup plus près qu'il n'aurait fallu et sans nécessité apparente. Cet officier supérieur doit pouvoir repousser tout grief de ce genre, en objectant que l’Edgar-Quinet n'était pas un bâtiment ordinaire, mais un navire-école, où les exigences de l'instruction des officiers élèves avaient une importance primordiale et comportaient obligatoirement la pratique courante intensive même d'une navigation côtière aussi serrée que possible, sous réserve bien entendu d'une marge de sécurité raisonnable.
Il estime n'y avoir jamais manqué et pense qu'en agissant de la sorte, il se conformait strictement aux directives qu'il avait soumises au département au début de sa campagne et qui avaient reçu son entière approbation
Abstraction faite de l'ignorance générale au sujet du danger qu'il a rencontré sur sa route et qui est un point acquis, les questions qui se posent dans cette douloureuse affaire sont donc celles de savoir jusqu'à quel point pareille conviction était justifiée de sa part, s'il n'a pas outrepassé les instructions par excès de zèle, si, par ailleurs, il a bien fait tout ce qui était en son pouvoir pour sauver son bâtiment, s'il l'a bien quitté le dernier comme il le devait et si, en définitive, on ne peut lui reprocher d'avoir fait preuve de négligence ou d'impéritie dans l'exercice de son commandement.
"Commandant Benoist, demande l'amiral Basire, qu'avez-vous à dire pour votre défense ?"
Le commandant Benoist se lève.
- "Le rapport lu ce matin, dit-il, éclaire largement le procès, en particulier la façon dont le Quinet s'est échoué sur une roche inconnue. Je relèverai cependant quelques erreurs, sans importance j'en conviens.
- D'abord l'ordre d'évacuation ne fut pas donné par moi, mais par l'amiral Bouis. J'ajouterai cependant que si j'avais été seul à bord, j'aurais agi de même. Autre erreur : on a parlé de la mise en action des pompes du remorqueur Samson. Ces pompes n'ont jamais marché."
Le commandant Benoist expose ensuite l'intérêt de cette navigation de cette navigation côtière serrée, qu'il 'préconisait en accord en cela avec le département.
- "L'école d'application, déclare-t-il, doit être avant tout une école de seconds de quart et non de commandants. Dès leur sortie du Quinet, nos élèves doivent être en mesure de remplacer en escadre les officiers de quart. Ils doivent donc être habitués à prendre des alignements, ce qu'ils ignorent totalement à leur sortie de l'école navale."
Le commandant Benoist cite des cas typiques qui lui permirent de se faire une idée de cette impéritie de ses élèves. Certain jour, dans les îles de Grèce, il put constater que le major de promotion lui-même commettait, en prenant des relèvements, des erreurs grossières.
- "Il n'y a pas lieu d'ailleurs de s'en étonner outre mesure, poursuit le commandant Benoist. Une seule fois par trimestre chacun de nos élèves pouvait venir sur la passerelle faire fonction d'officier de quart. Nous avions remédié à cette insuffisance d'instruction pratique en multipliant les tables à cartes permettant à nos jeunes officiers de suivre la route faite, en multipliant aussi la surveillance et les conseils autour de ces tables ; enfin en procédant à des exercices de navigation côtière serrée qui est avant tout l'occupation de cette partie de notre campagne annuelle qui nous voit en Méditerranée. Ensuite ne sera-ce pas l'océan et ses vastes horizons ?"
L'amiral Basire rappelle ensuite au commandant Benoist les instructions nautiques qui prévoient une certaine prudence de la part d'un commandant et le mettent en garde contre les dangers évidents d'une navigation entre un cap et une île, comme c'était le cas généralement, reliés par des fonds rocheux accidentés.
A cela, le commandant Benoist réplique avec une irréfutable logique.
- "Ces instructions nautiques, leur texte le précise, s'adressent particulièrement aux capitaines du commerce qui, ne disposant pas d'officiers de quart, doivent choisir des routes ultra saines et indiquent par ailleurs que les côtes algériennes ne présentent pas ces caractères généraux auxquels il vient d'être fait allusion. Entre un cap et une île, un fond y est sablonneux. D'ailleurs, publié en janvier 1929, un fascicule de correction de carte concernant les parages contenait assez de précisions, était assez volumineux pour donner confiance à un commandant. Ce passage où nous avons trouvé cette roche inconnue, peut se comparer, indique le comparant, au goulet de Brest : même largeur avec la roche Mengam et les courants en moins.
L'amiral Basire en arrive à parler de ce courant de deux noeuds de vitesse susceptible de drosser l’Edgar-Quinet vers la terre et sur lequel le commandant Benoist aurait dû tabler.
A cela le commandant Benoist rétorque que dans les parages où se produisit l'accident, le courant en question ne pouvait avoir d'influence sensible sur la route de son navire. Il se rend auprès de la carte des lieux et, avec cette assurance, qui semble traduire une entière quiétude quant au dénouement du débat et qui surtout parait la marque d'une conscience tranquille, démontre ce qu'il avance. La roche n'était pas connue. Telle est la phrase qui revient constamment aux lèvres du comparant, pour réagir contre les raisonnements à posteriori, dont la catastrophe du Quinet est l’objet
L'amiral Basire commanda jadis l'Edgar Quinet. Aussi préside-t-il avec une rare autorité, conduisant les débats avec la plus grande clarté.
Comme on lui demande pourquoi, après l'échouage, il donna l'ordre aux machines de faire "en avant toutes ", le commandant Benoist répond :
- "Le cuirassé Gaulois frappé a mort, ce navire tenta de gagner la côte pour s'y échouer. On sait que cet effort des machines ne put arracher le Quinet à sa fatale situation.
On en vient ensuite à l'emploi de petits bâtiments annexes pour les exercices de navigation entière des élèves de l’école d'application. Le Quinet devait-il lui-même se risquer dans ce périlleux pilotage ? Le commandant réplique par le rappel de l'approbation ministérielle, au sujet de l'itinéraire soumis par lui au département.
Le contre-amiral Hervé pose au comparant la question suivante :
- "Au cours de cet exercice du 4 janvier, n'aviez vous pas considéré l'intérêt qu'il pouvait y avoir a habituer vos élèves aux risques de la navigation côtière ?
- "Oui en quelque sorte, puisque je me croyais sur des fonds de 20 mètres, profondeur limite au point de vue sécurité. "
L'interrogatoire du commandant Benoist se termine sur quelques questions du capitaine de vaisseau Richard, commissaire du gouvernement.
Le Commandant Richard :
- "Vous avez dit tout à l'heure que vous croyiez remplir les vues du département en faisant du pilotage ?"
Le Commandant Benoist :
- "Cela veut dire pour moi navigation côtière ".
Le Commandant Richard :
- "Le pilotage n'est pas cela. Il consiste exactement à naviguer en suivant des alignements nettement déterminés. Or, vous n'en suiviez aucun lorsque le Quinet s'échoua".
Cette intervention du commandant Richard a rompu la monotonie du débat que la question de l'amiral Hervé, avait à peine troublée un instant plus tôt. Cette impression d'ouverture d'hostilités s'accentue encore lorsque le commandant Richard demande au comparant sur quelle instruction ministérielle 11 a bien pu se baser pour faire de la navigation côtière avec le Quinet lui-même, alors que pour ces exercices l'emploi d'annexés est prévu ça et là au cours de la campagne de l'école d'application.
Il est fait ensuite allusion à une imprudence qu'aurait précédemment commise le commandant Benoist dans l'archipel grec. Mais le comparant explique les manoeuvres dont parle le commissaire du gouvernement.
- "J'estime, résume enfin le commandant Richard, que votre route avait été mal tracée ".
le capitaine de corvette Fitte, commandant-adjoint du Quinet, chef du service de sécurité à bord; les lieutenants de vaisseau Denach, Demottes-Maynard et Grosselin; les enseignes Chambareau et Conan; l'ingénieur-mécanicien Bault et l'ingénieur principal hydrographe Marti.
L'amiral Basire déclare à 9 heures les débats repris. On poursuit l'interrogatoire du commandant Benoist, appelé à s'expliquer sur la disparition de divers livres de bord.
Ces documents sans grande importance d'ailleurs, puisqu'ils concernent des périodes de navigation autres que celle en cause ont, d'après le commandant été rassemblés et mis dans une valise par le premier maître de timonerie. Placée sur un remorqueur, au moment de l'évacuation, la valise ne fut plus retrouvée à l'arrivée à Oran.
- "Rien d'étonnant, dit le commandant Benoist, il y avait à ce moment une pagaïe énorme. J'ai d'ailleurs chargé un officier dès la disparition constatée, de rechercher ces documents. "
On en arrive aux témoins :
Le premier d'entre eux est le lieutenant de vaisseau Dainac, officier de navigation du Quinet.
Le 4 janvier, il avait été de quart de 4 heures à 8 heures du matin. Le commandant n'avait à ce moment indiqué la route à suivre que jusqu'à Mers-el-Kebir.
- "M. Dainac a-t-il trouvé que la route tracée par la suite par le commandant Benoist était osée ?"
- "Non, c'était une route très possible, comme le lui montra sur le-champ la lecture de son manuel d'instructions nautiques, consulté sur la passerelle où il était revenu pour surveiller les travaux des midships".
Interrogé sur les livres de bord disparus, M. Dainac indique que le premier maitre de timonerie, après les avoir placés dans une valise, dut les en sortir et les mettre dans une couverture, moyen d'emballage utilisé en grand dans cette précipitation que l'on mit à sauver le petit matériel. D'ailleurs questionné par lui, le premier maitre de timonerie ne put lui assurer avoir mis le paquet dont il s'agit à bord d'un remorqueur.
Le commandait Muselier. membre du Conseil de guerre, interroge ensuite le témoin avant qu'il ne quitte la barre pour obtenir de lui une précision intéressante.
- "Le commandant Benoist avait-il l'habitude de vous tenir au courant des projets de navigation ?"
- "Oui. répond le témoin, dans une certaine mesure. La navigation du Quinet comportait, en effet, deux parties distinctes : sa navigation normale de bâtiment et cette dernière étant déterminée par le commandant selon les circonstances, dans des conditions telles que je ne collaborais alors avec lui qu'occasionnellement."
Le Commandant Muselier :
- "Avez-vous jamais pensé que la navigation tracée par votre commandant présentait une imprudence ?"
- "Non, le choix d'une route est chose tellement personnelle, les instructions nautiques ne nous donnant pas de solutions sous forme de recettes et tant d'éléments interviennent dans le raisonnement qui précède l'arrêté d'un tracé qu'il est difficile à un marin de juger la décision d'un autre. Mon âge d'ailleurs ne me permet pas d'apprécier ce qu'avait décidé notre commandant. Il aurait fallu d'ailleurs pour cela que je me mette dans sa peau (sic)."
- "Dans mon idée, dit-il, il s'agissait ce jour-là, comme à l'ordinaire, de suivre la route prévue u'aussi près que possible pour la meilleure instruction des élèves. "
L'Amiral Bazire :
- "Pour l'instruction des élèves ou pour la sécurité du bâtiment ?"
- "Pour l'instruction des élèves. Je ne pouvais prévoir un danger : ma confiance se trouvait accrue par le fait que le commandant m'avait indiqué divers passages dangereux, me prouvant ainsi sa connaissance de la côte. "
De la déposition de M. Demotes-Mainard, on garde l'impression qu'il fit tout son devoir compliqué par le fait qu'il devait, outre son quart, surveiller les calculs des élèves présents sur la passerelle.
L'Amiral Bazire :
- "A quelle cause attribuez-vous cette erreur de route de 200 mètres sur la gauche, que vous avez constatée et corrigée peu avant l'accident ? Est-ce aux courants ?"
- "Non, répond le témoin, cette erreur est très normale et le courant ne se faisait pas sentir puisque, depuis le début de mon quart, j'avais pu suivre ma route sans dérive."
M. Demotes-Mainart interrogé sur les mesures prises au moment de l'accident rappelle que le commandant Benoist vint aussitôt sur la passerelle et s'inquiéta s'il existait une plage proche où il pourrait échouer son bâtiment, qu'il ne croyait pas engagé comme il l'était sur une roche, mais simplement défonce par un heurt.
- "Le commandant Benoist. indique le témoin, n'ordonna de mettre ma barre à gauche 20 et les trois machines en avant demi et d'amener les embarcations, ce qui fut fait. "
L’enseigne de vaisseau élève Chambaraud est maintenant à la barre. Il assistait l'officier de quart au moment de l'accident. Sa déposition, comme celle de son camarade Conan qui lui succède devant le Conseil de guerre, n'apprend rien de nouveau.
Il n'en sera pas de même de celle du capitaine de corvette Fitte, commandant adjoint du Quinet, qui faisait le 4 janvier fonction de commandant en second en l'absence du capitaine de frégate Fardel.
Le commandant Pitte était à bord du Gaulois, aux Dardanelles, lorsque ce cuirassé touché à mort essaya d'aller s'échouer à la côte, manoeuvre que tenta de répéter le commandant Benoist.
Le commandant Burckardt au témoin :
- "Vous étiez directeur des études à bord.de l'Edgar-Quinet. Nous aimerions connaître votre opinion sur la navigation côtière que devait pratiquer le bâtiment école d'application et sur les rôles des navires annexes qu'on lui adjoint en cours de campagne ".
M. Fitte estime qu'en pratiquant avec le Quinet même certains exercices de navigation côtière, le commandant Benoist a simplement rempli les vues de l'Etat-Major général. Quant aux annexes éventuelles, leur utilisation ne suffirait pas, d'autant plus qu'on les emploie à des exercices de mouillage et d'appareillage.
Le lieutenant de vaisseau Grosselin, que l'on entend ensuite, était chef du service sécurité. Il détaille les mesures prises après l'accident et se voit adresser par son commandant l'éloge suivant :
- "Le lieutenant de vaisseau Grosselin a donné au personnel l'exemple du plus grand calme et du plus grand sang-froid. Il m'a toujours renseigné avec précision et il a effectué ses rondes d'évacuation jusqu'à la dernière minute".
M. Bault est ce jeune ingénieur mécanicien qui était de quart dans la machine au moment de l'accident. Il est de ceux qui, au poste le plus périlleux, donnèrent à leur personnel le plus beau des exemples. On l'interroge notamment sur l'état du matériel d'épuisement du bord.
Et voici le dernier témoin, celui dont la déposition a le plus d'importance, M. Marti, ingénieur principal hydrographe, dont la science est justement réputée, surtout pour ce qui est des côtes méditerranéennes, a été cité par la défense. Il éclairera donc d'abord le Conseil sur les points qu'indiquera le commandant Burckardt. Son avis sur ce tristement fameux passage des Moules, où s'est perdu le Quinet? Passage sain a priori, dira-t-il. Aucun danger à prévoir. Il précise :
- "La carte y est même engageante. Elle indique dans la moitié nord du passage des fonds de 30 mètres et les fonds y sont de sable et gravier et portés comme tels, ce qui est de nature à donner confiance au navigateur, qui sait fort bien qu'en cas de fonds mal définis, roche et sable par exemple, le service hydrographique choisit la moins favorable des deux, c'est-à-dire roches… Le passage s'étend d'ailleurs praticable largement sur 1.100 mètres de longueur. "
M. Marti indique ensuite dans quelles conditions le service hydrographique travaille sur les côtes algériennes.
Parce qu'il ne sait pas le français, ou simplement par mauvais vouloir, le "pratique " indigène n'est pas d'un grand recours au sujet des roches, et pour découvrir celles qui ne sont pas encore repérées, il faut compter surtout sur la clarté des eaux. En trois ans de recherches sur les côtes d'Afrique, M. Marti n'a découvert que deux ou trois roches de l'importance de celle du Quinet. Pour en finir avec ce chapitre, l'ingénieur ajoutera :
- "Si, en 1927, nous avions pu continuer nos recherches jusqu'aux îles Halibas, nous aurions très probablement repéré ce plateau rocheux."
On parle ensuite de l'âge des cartes. La confiance qu'on peut leur accorder doit-elle varier avec l'âge ?
M. Marti déclare que non. La carte des côtes algériennes date de 1876. Elle est relativement jeune par rapport à l'âge moyen des cartes du littoral français qui, pour la plupart, remontent à M. Beautemps-Beaupré, qui les dressa vers 1830. Retenons enfin cette déclaration de M. Marti :
- "J'aurais été à la place du commandant Benoist, sur la passerelle du Quinet, que j'aurais choisi la même route que lui. "
… Le commandant Richard fait grief au comparant d'avoir quitté son bord, même le dernier, comme il le fit. Il évoque les traditions de notre marine si glorieuse, si riche en souvenirs : Boulinvilliers, Renaudin, disparaissant avec leur vaisseau. Il va jusqu'à reprocher au commandant Benoist d'avoir failli à cette tradition. Mais, dit-il, faillir à une tradition n'a jamais constitué un délit.
Et, en plein coeur de sa pénible tâche, le commandant Richard énumère les faits qu'il croit retenir envers le commandant Benoist : imprudence de navigation, mauvaise exécution des instructions ministérielles, manque de ménagements pour ce vieux croiseur chargé de faire la soudure entre les deux Jeanne-d'Arc, évacuation prématurée, mauvaise utilisation des moyens du bord après l'accident. Le commissaire du Gouvernement voit dans tout cela cette négligence visée par le Code.
- "C'est la destitution. Messieurs, peine que vous trouverez peut-être lourde. Il vous faudra alors retenir l'impéritie pour laquelle l'article 247 prévoit la privation de commandement pendant trois ans au minimum et cinq ans au maximum."
Le commandant Richard donne lecture de ses conclusions. Il s'oppose à l'attribution des circonstances atténuantes.
-"Je me suis efforcé, Messieurs, de reconstituer devant vous, le plus brièvement possible, la suite des événements qui ont entraîné la perte du Quinet, mais je n'ai considéré jusqu'à présent que le côté technique de la question.
- Pour avoir une idée juste des choses, il faut situer ces événements dans leur cadre et dans leur atmosphère. Vous, qui êtes des marins vous n'y avez pas manqué; vous avez, j'en suis certain, mesuré tout ce que représente de présence d'esprit, de décision, de connaissances techniques, cette succession logique de mesures prises, d'ordres donnés, de télégrammes expédiés. Vous savez ce qu'exige de courage, d'énergie et d'ardeur, cette lutte menée dans les fonds par des hommes qui n'ignoraient pas que leur existence dépendait du plus où moins de solidité d'une cloison, oui sentaient qu'entre eux, qui épontillaient d'un côté, et l'eau qui montait de l'autre, c'était une simple question de vitesse.
Je voudrais vous faire partager l'émotion que J'ai ressentie moi-même en écoutant les récits des témoins, en lisant les pièces du volumineux dossier de l'instruction.
Représentez-vous, Meneurs, l'état d'esprit de ces hommes qui, au moment de l'accident, étaient occupés à l'avant dans les fonds du navire. Ils ont perçu les trois terribles secousses de l'échouage, ils ont senti le bâtiment se cabrer sur sa roche, ils ont vu la tôle onduler sous leurs pieds et tout d'un coup l'irruption de l'eau ! Eh bien ! ces hommes, de jeunes marins pour la plupart, ont pensé tous à faire les gestes qu'on leur avait enseignés : fermer les portes étanches, rabattre les panneaux, stopper les moteurs en marche, et certains d'entre eux avaient déjà de l'eau jusqu'aux épaules et c'est presque à la nage qu'ils ont dû regagner l'échelle verticale où la mer qui mentait aussi vite qu'eux les poursuivait de marche en marche. Et ces chauffeurs de la rue 4 qui entendaient courir l'eau sous leurs pieds dans la cale, qui la voient jaillir par les portes des soutes, qui voient les cloisons prêtes à céder, tomber sous l'effet de la pression, peut-on croire qu'ils ne se rendent pas compte du danger ? L'invasion brutale de l'eau, l'atmosphère de vapeurs brûlantes, l'explosion de leurs chaudières et, de toute façon, la mort ; voilà ce qui les attend si une porte cède, si une cloison crève ; ils le savent bien tous, mais quoi, il faut de la vapeur pour les pompes. Tout à l'heure quand les autres chaudières seront prêtes, il faudra mettre bas les feux. Leurs ingénieurs, leurs gradés sont avec eux. Ils ont des ordres à exécuter. Ils travaillent comme dans le port. Et cas équipes de sécurité, admirables d'ardeur et de dévouement, qui restent sur la brèche jusqu'au dernier ' moment, qui se multiplient aux endroits menacés, épontillant ici, consolidant là, qui travaillent dans l'eau jusqu'à la poitrine, jusqu'au cou, qui ne se retirent devant l'inondation que sur les ordres réitérés de l'officier de sécurité pour redescendre immédiatement et continuer leur besogne dans le compartiment suivant. Je voudrais pouvoir vous citer tous les actes de courage accomplis. C'est impossible. Il y en a de trop. Et pas un moment d'affolement. Tout se passe dans un calme, dans un silence, qui ont impressionné tous les témoins. On croirait assister au plus banal exercice. On voit que chacun sait ce qu'il a à faire ; on sent surtout que cet équipage d'élite est encadré dirigé, commandé d'une manière digne de lui…
- Pour conclure, Messieurs, et pour résumer cette longue plaidoirie, le commandant Benoist était fondé à croire d'après toutes les caractéristiques de la carte 3483, et d'après l'aspect de la carte que le travail hydrographique avait été soigné et la région du Cap Blanc bien sondée. Il avait le droit de penser d'après les instructions nautiques et d'après l'apparence des fonds que le passage entre les moules et la terre était parfaitement sain. Ce passage était assez large pour qu'un grand bâtiment, y eut, des deux bords, une marge de sécurité plus que suffisante. Il était facile d'y naviguer avec précaution. Les routes de l’Edgar-Quinet étaient judicieusement tracées. Le commandant Benoist n'a donc commis aucune faute lourde ou légère contre les règles de sa profession. .Vous ne pouvez donc pas le condamner pour impéritie.
- D'autre part, il avait, pour naviguer auprès des terres, sur cette côte d'Algérie, réputée saine, des raisons de même ordre que n'en ont les grands bâtiments qui, dans des régions d'apparence plus dangereuses, se rapprochent des terres couramment pour abréger leur route, ou, quand il .s'agit de navires de guerre, pour faire des exercices qu'ils ne peuvent que sur la côte.
- Il a eu le malheur que sa carte, en apparence bien faite, ne le fût pas. Il a trouvé sur sa route un danger auquel il ne pouvait s'attendre, c'est ce qu'on appelait autrefois sa mauvaise fortune de mer : l'accident impossible à prévoir, impossible à éviter dont les marins ne peuvent être tenus pour responsables…"
- "N'avez-vous rien à ajouter pour votre défense ? demande alors l'amiral Basire au commandant Benoist.
Le commandant Benoist se lève et prononce les paroles suivantes qui empoigneront tous les coeurs :
- "Quelques camarades m'ont dit que j'avais été presque trop calme pendant ce débat. On aurait pu croire, parait-il, à considérer mon attitude, qu'il s'agissait, d'un bâtiment tout autre que le mien. Ce calme, je l'ai voulu. Je me suis efforcé de le conserver, comme vous a dit M. Burckhardt. Je désirais qu'aucun argument sentimental ne vienne masquer la vérité. Ces quatre derniers mois ont comporté pour moi, croyez-le, Messieurs, des heures bien dures..."
La gorge serrée par l'émotion, le commandant Benoist s'arrête et reprend :
- "Le Quinet, ce bâtiment-école, ah ! la belle campagne. Mais c'est un rêve de tous les marins ! Et ce rêve nous en ébauchions la réalisation, moi, mon état-major et mon équipage. Sa perte est pour nous terrible."
Puis c'est la réponse à plusieurs passages du réquisitoire :
- "Jamais, au cours de mes trois pauvres mois de commandement, je ne me suis senti autant commandant qu'après l'accident. Tous mes ordres probablement, ainsi que les détails ont été exécutés non seulement avec ponctualité, mais encore avec un entraînement parfait. Quel équipage splendide ! Oui, j'ai senti alors que mon bateau avait une âme ! Lors de l'évacuation, je me rappelle cette phrase d'un petit matelot : « On s'entendait bien tout de même, me dit-il, en me désignant le Quinet. En quittant le Quinet, j'eus au moins le plaisir de n'avoir pas perdu un homme. Voyez-vous quel remord c'eût été, en effet, pour moi. Passe encore de renoncer à toutes mes satisfactions de carrière, mais ce remords, non. J'avais autour de moi des officiers dont plusieurs pleuraient. Je les ai suivis. Certains d'entre eux craignaient seulement que je ne le fasse pas. Sur le remorqueur ensuite, j'ai entendu un des matelots dire : « après cela on va nous enlever nos .rubans. Alors, j'ai fait un faux. J'ai déclaré que tous les rubans avaient été perdus dans la catastrophe. Oui, depuis le commandant Fitte jusqu'au dernier matelot, en passant par les midships, tout le monde autour de moi fut admirable de calme, de sang-froid, de dévouement, avec une totale insouciance du froid, du manque de nourriture et de sommeil, déployant l'héroïsme le plus grand, celui qui s'ignore. L'évacuation se fit comme un simple départ de permissionnaires. Après le formidable choc, personne de ceux de mes hommes occupés dans les fonds ne songeait à monter à l'air libre. Tous ceux occupés sur le pont se précipitèrent aux postes de sécurité. De tels hommes auraient sauvé leur cher bâtiment, si une fatalité dramatique ne s'était acharnée contre nous. Ce sont eux que je veux remercier ici une dernière fois, regrettant qu'ils ne soient pas plus nombreux dans mon auditoire', pour recevoir mon hommage… "
Le public s'attend à l'acquittement du commandant Benoist. Aussi, est-ce avec un véritable désappointement qu'on entend le conseil déclarer le commandant coupable d'impéritie et lui inflige deux années de privation de commandement, ayant répondu négativement aux deux premières questions posées et affirmativement aux quatre dernières.
Le commandant Benoist n'aura connaissance de cette sentence qu'après l'évacuation de la salle. Avec ce flegme qui le caractérise, il écoute le jugement, serre la main de son défenseur, le commandant Burckhardt, très ému, puis celle du commandant Richard. "Je n'ai pas perdu un homme, l'entend-on dire. Au revoir".
Sur le perron du conseil de guerre, de nombreux officiers attendent la sortie du commandant Benoist. En groupe, les témoins du procès vont à lui lorsqu'il parait. Au garde à vous, ils saluent leur commandant qui leur tend cordialement la main et leur dit : "Merci, mes amis. Au revoir." D'autres shake-hands encore et l'infortuné commandant du Quinet s'éloigne, accompagné du capitaine de frégate Burckhardt.
1. Edgar Quinet, né à Bourg-en-Bresse (Ain) le 17 février 1803 et mort à Paris le 27 mars 1875, est un écrivain et historien français.
2. En décembre 1915 et en janvier 1916, 200 000 soldats et civils serbes fuient leur pays après les défaites de leur armée face aux troupes austro-hongroises et bulgares. Ils traversent alors l'Albanie jusqu'à Durrës et Dulcigno. De là, les survivants (environ 20 000 réfugiés sont morts en chemin) sont évacués par la marine de l'Entente. Une partie gagne Brindisi, en Italie, et une autre rejoint directement le corps expéditionnaire franco-britannique à Thessalonique. Cependant, la majeure partie des réfugiés, principalement les blessés et les malades (le typhus ayant gravement touché les troupes serbes sur le front), sont envoyés sur Corfou. Les Alliés considèrent en effet que l'île, qui a appartenu au Royaume-Uni jusqu’en 1863, constitue un refuge parfait pour les soldats serbes et leur gouvernement. Ceux-ci sont donc installés dans l'île, sans en avertir Athènes, à partir du 1er janvier 191635,36,37. L'armée serbe durant sa retraite en Albanie (octobre 1915). Le 12 janvier 1916, des troupes françaises s'installent à leur tour sur l'île, afin de sécuriser le séjour des Serbes.
3. Contre-torpilleur Enseigne Roux : Chantier : Rochefort Commencé : 13.12.1913 Mis à flot : 13.07.1915 Terminé : 1916 En service : 11.1916 Retiré : 10.08.1937 Caractéristiques : 1 075 t ; 17 000 cv ; 82,6 x 8,6 m ; turbines Parsons ; chaudières chauffant au mazout ; mât tripode léger ; 30,41 nds aux essais. Symbole de coque : RX ; 94 (01.03.1928) ; 124 (01.10.1930). Armement : II de 100 + IV de 65 + IV TLT de 450.